Dans notre monde globalisé, le travail d’accompagnement et d’intervention en contexte interculturel et auprès de personnes avec un vécu migratoire est une réalité de plus en plus présente dans de nombreux milieux de travail, qu’il s’agisse du réseau de la santé et des services sociaux, du milieu communautaire ou du secteur privé. Si la diversité culturelle enrichit les pratiques et ouvre sur de multiples formes d’échanges et d’apprentissages, elle s’accompagne également de défis considérables, notamment en ce qui concerne la charge émotionnelle pouvant être vécue par les personnes qui œuvrent auprès de ces populations, réalité dont on ne parle que peu.
La nature spécifique du stress et de la charge émotionnelle en contexte interculturel

Travailler de façon continue auprès de personnes ayant un vécu migratoire ou appartenant à des communautés ethnoculturelles minoritaires expose les intervenant.e.s à des histoires de vie marquées par le déracinement, la perte, la discrimination, les enjeux identitaires, parfois le traumatisme et la précarité.
À la complexité des situations vécues s’ajoutent des enjeux de communication liés aux différences culturelles, notamment la compréhension des situations et les souhaits, visées et attentes de chacun autour de l’intervention.
Pour les intervenant.e.s, une exposition répétée à des récits de souffrance et de détresse peut mener à une charge émotionnelle cumulative. Plusieurs études mettent en évidence le phénomène de la fatigue de compassion, qui décrit l’usure émotionnelle découlant d’une exposition prolongée à la détresse d’autrui.
De plus, en contexte interculturel, cette fatigue peut s’accompagner d’un état de désorientation et générer des sentiments d’incompréhension et d’impuissance, voire de l’agacement chez certain.e.s intervenant.e.s qui font face à une perte de repères et aux limites de leurs pratiques usuelles.
Effets sur les intervenant.e.s : entre épuisement et transformation
Les conséquences du stress chronique chez les intervenant.e.s sont multiples. Il peut se manifester par de l’anxiété, de la tristesse, de la colère ou un sentiment d’inefficacité. L’épuisement professionnel peut s’installer graduellement, se traduisant par une diminution de la motivation, de l’énergie et du sentiment d’accomplissement. L’exposition répétée à des situations de détresse liée aux difficultés migratoires et sociales peut aussi générer des effets de traumatisation secondaire, où l’intervenant.e développe, par empathie, des symptômes similaires à ceux des personnes aidées. La surcharge émotionnelle peut mener à une forme de distanciation affective, une diminution de la qualité de l’écoute ou une certaine rigidité dans les interventions, compromettant la qualité de l’accompagnement offert, mais aussi le bien-être personnel et professionnel des intervenant.e.s. Cependant, travailler en contexte interculturel et auprès de personnes ayant un vécu migratoire permet de développer son ouverture et sa créativité, ainsi que sa capacité à accueillir la complexité.
L’importance de la prise de conscience et de la reconnaissance
La littérature scientifique souligne l’importance, pour les intervenant.e.s, de prendre conscience des risques liés à la charge émotionnelle de leur travail. Reconnaître que le stress ressenti est une réaction normale à un travail exigeant permet non seulement de réduire la stigmatisation associée à la fatigue émotionnelle, mais aussi d’identifier ses propres limites et besoins pour adopter des stratégies de prévention et d’autosoin.
Cette démarche ouvre également la voie à des actions collectives : la création d’espaces de discussion et de soutien entre pairs favorise le partage d’expériences, brise l’isolement et peut mener à des initiatives de plaidoyer pour l’amélioration des conditions de travail de tous.tes.

Pistes de solutions pour prévenir l’épuisement
La gestion saine du stress et de la charge émotionnelle repose sur plusieurs stratégies complémentaires. Prendre soin de soi en accordant une place à ses propres besoins, par exemple grâce à des pauses régulières, des activités de ressourcement ou une hygiène de vie équilibrée, constitue un pilier essentiel de la prévention de l’épuisement. Adopter une posture réflexive en s’accordant des temps d’arrêt pour réfléchir à ses émotions, ses réactions et sa posture dans la relation d’aide, permet de mieux comprendre les dynamiques en jeu et de se protéger d’une implication excessive. Par ailleurs, chercher du soutien, que ce soit auprès de collègues ou de superviseurs, contribue à rompre l’isolement et à normaliser les ressentis. Enfin, s’informer et se former de manière continue, notamment sur les dynamiques interculturelles et les impacts de la migration, permet de s’outiller afin de mieux faire face aux défis du terrain. Il est toutefois essentiel de rappeler que la responsabilité d’une gestion saine du stress ne repose pas uniquement sur les épaules des intervenant.e.s. L’absence de reconnaissance ou le manque de soutien organisationnel fragilise le bien-être et l’engagement professionnel.
Les organisations doivent donc veiller à offrir des conditions de travail adéquates, des ressources suffisantes et un soutien adapté afin de prévenir l’épuisement professionnel et de favoriser le bien-être des intervenant.e.s.
Cultiver l’humanité et la solidarité dans la pratique
En définitive, accompagner des personnes ayant un vécu migratoire ou appartenant à des communautés ethnoculturelles minoritaires requiert à la fois des compétences professionnelles, de l’ouverture culturelle et de l’attention à soi. Prendre soin de soi, ce n’est pas s’éloigner de l’autre, mais plutôt se donner les moyens de poursuivre un accompagnement de qualité, fondé sur le respect, l’empathie et la présence. La charge émotionnelle du travail en contexte interculturel touche tous.tes les intervenant.e.s.
S’accorder du temps, se former continuellement, échanger avec ses pairs et soutenir ses collègues sont des conditions essentielles pour préserver l’humanité qui est au cœur de la pratique. Enfin, la reconnaissance institutionnelle et collective de ces réalités demeure un levier incontournable pour bâtir des milieux de travail plus sains et inclusifs, au service de toutes les communautés et de l’ensemble de la société.
Article écrit avec notre collaboratrice spéciale, Mme Janique Johnson-Lafleur.
Janique Johnson-Lafleur

Janique Johnson-Lafleur est chercheuse d’établissement à l’Institut universitaire SHERPA du CIUSSS du Centre-Ouest-de l’Île de Montréal et professeure adjointe en recherche à la division de psychiatrie sociale et culturelle de l’Université McGill. Formée en anthropologie et en psychiatrie transculturelle, elle développe une expertise interdisciplinaire à l’intersection de la santé mentale, des enjeux sociaux et des dynamiques interculturelles.
Ses travaux de recherche explorent le vécu des divers acteurs du milieu de la santé mentale et des services sociaux au Québec. Elle s’intéresse particulièrement aux besoins des intervenants en matière de formation et de ressources adaptées au contexte interculturel, dans une société marquée par la polarisation croissante autour des questions d’identité, de diversité et de discriminations systémiques.
Engagée dans des démarches participatives, antioppressives et décoloniales, elle s’appuie également sur le pouvoir des images et de l’art comme vecteurs de réflexion, de dialogue et de transformation sociale.